Rude et cruel ! Ce roman aurait pu se nommer "désillusions" tellement il casse le rêve dans des domaines où l'on aimerait tant y croire. Irène et Gary sont mariés depuis trente ans et le moins que l'on puisse dire c'est que, entre eux, ce n'est plus l'amour fou. Ce n'est plus l'amour tout court constate avec amertume et terreur Irène. En supposant que l'amour ait même jamais existé pense Gary. Elle redoute qu'il ne la quitte et vit dans l'angoisse de l'abandon. Il ne sait pas comment faire pour supporter plus longtemps une vie qu'il n'a pas souhaitée et qui lui pèse de plus en plus. Au lieu de se parler, ils font semblant de s'aimer encore et mettent en route un projet idiot, une idée de Gary pour faire craquer Irène, ils construisent une cabane en bois sur un bout d'île au large de chez eux. Là, ils ont mille occasions de se déchirer pour de bon mais Irène s'accroche, serre les dents, et se colle des migraines d'enfer à force de se taire. Leur fille Rhoda ne fait pas mieux que sa mère au même âge. Elle se shoote au vieux rêve d'un grand mariage avec Jim sur une île chaude et ensoleillée, suivi d'un voyage de noces de carte postale puis d'une jolie petite famille comme dans les pub pour assurances. Elle ne voit même pas que Jim n'a aucune envie de tout ça et qu'il la trompe joyeusement avec Monique, une jeune beauté sans scrupules. Elle-même trahit sans état d'âme son petit copain qui pleure son premier amour déçu comme un gros bébé. Voilà pour l'amour. Les relations parents-enfants prennent aussi un grand coup de grisou. Mais ce n'est pas tout. L'histoire se déroule en Alaska, paysages grandioses, air pur et vie saine. Mais là aussi, pas question de s'attarder sur la beauté : décharges à ciel ouvert sur le bord des routes, carcasses de voitures oubliées, été de pluies diluviennes et glacées, moustiques vampires et pratique de la pêche trop intensive pour être intelligente. Alors qu'est-ce qui fait qu'il est impossible de lâcher ce roman ? L'écriture. Puissante, riche, sans concession. Elle entretient une tension savamment dosée, sans mollir jamais. Récit captivant à plusieurs voix dissonnantes. Tous les personnages sont détestables dans leurs mensonges, les dialogues sont parfois étonnants de cruauté mais sonnent justes. Nos vies sont faites d'illusions, nos routes d'erreurs d'aiguillages, nos sentiments de chimères. La démonstration est sévère, désolante, mais superbement efficace. Jeunes mariés s'abstenir...
J'ai adoré : Les personnages, tous aussi antipathiques les uns que les autres, odieux dans leur égoïsme, leur petitesse, leur absence de vrais sentiments pour l'autre. Il n'y a pas un seul personnage positif mais j'adore ce sombre roman.
Formidablement bien traduit de l'anglais (américain) par Laura Derajinski.
Désolations, David Vann, éditions Gallmeister. 304 p, 23€. En vente sur mon blog.
David Vann est le romancier américain surdoué du moment. En 2010 nous avons tous frémis en lisant son premier roman Sukkwan Island. Prix Médicis 2010 et best seller mondial.